Qui suis-je pour vous dire ce que je vous dis?
Je n'ai ni la solidité de la roche qui, polie par les vagues, devient aussi lisse qu'un galet, ni l'endurance d'une canne de roseau, qui, percée par les vents, se transforme en flute enchantée... Je suis la joueuse de Jacquet. Des fois je gagne, des fois je perds. Je suis comme vous, ou peut-être un peu moins, et pas aussi futée que j'en ai l'air...
Je suis née d'une famille dont j'ai hérité les traits du visage et quelques signes particuliers:
- de la timidité face au père et les personnes plus âgées.
- l'illusion qu'on peut guérir d'une grippe avec une tasse de thé.
- ne pas faire simple quand on peut faire compliqué.
- la suffisance du lièvre et la lenteur de la tortue
- passer les nuits d'hiver à chasser l'ennui
Je ne suis pour rien dans ce que je suis.
C'était un hasard que je sois une fille et c'était par hasard que j'aperçus un croissant de lune pale et effilé courtiser les étoiles qui se trémoussaient. Et c'est sans chercher que j'ai trouvé dans mon corps une aumônière secrète qui déborde tel la corne d'abondance quand elle est titillée.
J'aurais pu ne pas être. Ma mère aurait pu ne pas épouser mon père, ni m'enfanter.
J'aurais pu être l'auteur et l'héroïne de l'histoire que j'ai lu un soir d'été: Une humaine victime de son amour pour un Elfe qui ne l'enlèvera jamais...
Je ne suis pour rien dans ma pyromanie.
Mais je suis une fille frivole qui aime glander dans le champs d'attraction du feu qui l'appelle: "viens plus près.." .. Et je ne suis pour rien dans mon sauvetage de l'incendie que j'ai allumé. Un phœnix humain a couru à mon secours lorsqu'il aperçut les flammes me dévorer...
Qui suis-je pour vous dire ce que je vous dis? je ne suis qu'un jet de dés...
Entre dévoreuse et dévorée, j'ai pu apprendre l'éveil, non pas pour me délecter de la splendeur de ma nuit étoilée, mais pour assister au lynchage d'un lion par des moutons déchainés...
Je n'ai pas de rôle dans la vie à part quand elle m'a appris ses préceptes j'ai dit:" mais encore?" ensuite j'ai allumé ses bougies et les ai entretenues...
Qui suis-je pour vous dire ce que je vous dis? qui suis-je?
Je ne suis pour rien dans mon inspiration. L'écriture n'est qu'un jet de dés sur une tranche carré de l'obscurité. Elle pourrait luire ou ne pas luire... Mais à trop chercher dans ma conscience le fond de mes pensées, je perds conscience et je tombe dans les mots comme on tombe dans les pommes..
J'aurais pu ne pas succomber au charme du jeune homme qui m'a demandé l'heure dans la rue si je n'avais pas choisi d'aller faire mes courses à pied ce jour pluvieux d'hiver.. ou de celui qui m'a souri en passant alors que je ne le connaissais guère, ou de celui qui m'envoie ses mots comme on jette des fleurs, ou encore de celui qui me lit, en braille, comme un livre ouvert... J'aurais pu ne pas épingler le souvenir de chacun d'eux dans ma mémoire comme on pique une poupée vaudou dans l'emplacement du cœur...
C'est ainsi que les mots prennent forme: j'entraine mon cœur à contenir les roses et leurs épines... Entre désirs platoniques et aspirations charnelles, je ne pourrais être moi que si un mâle se loge dans un coin de mon esprit et s'y installe..
Amour, amour.. qu'es-tu? combien es-tu? es-tu ou n'es-tu pas?
Souffle sur nous, amour, tel la rafale, emporte-nous tel l'ouragan, fends-nous tel la foudre qu'on puisse devenir ce que veut ta présence divine dans nos corps qu'on soit. Et fonds dans un fleuve qui inonde ses rives... Tu as beau paraitre ou te dissimuler, tu n'as pas de forme et on t'aime quand on aime par hasard et tu nous enivres. Tu es la chance des misérables, le compagnon des solitaires et c'est avec toi, amour, qu'on réapprend à vivre..
Par manque de chance, j'ai souvent échappé à la mort par amour. Cependant j'ai la chance d'etre encore assez friable pour retenter l'expérience...
L'homme qui a aimé mille fois dit:" L'amour, notre honnête mensonge". L'amante l'entend et lui répond:" l'amour, nous transperce et passe son chemin tel l'éclair, tel un songe.."
Avec du sang noir, ou peut être est-ce l'ancre d'un corbeau qui n'a pas de voix ou est-ce l'essence d'une nuit distillée, goutte par goutte, par la main de la chance, j'aurais peut-être écrit: si j'étais une autre j'aurais été moi même à nouveau..
C'est ainsi que je ruse: Narcisse n'était pas beau mais certains artisans avaient trafiqué son miroir. Le pauvre ne put décrocher son regard de son image. Mais s'il pouvait voir les autres ne serait-ce qu'un instant, il serait tombé d'amour pour la fille qui le contemplait. Et s'il était plus intelligent, il aurait brisé son miroir et vu à quel point il ressemble aux autres. Et s'il était libre, il ne serait jamais devenu une légende...
Quand le ciel est gris -et il l'est souvent- je perçois une rose qui pousse dans la brèche d'un mur. Je ne dis pas:"le ciel est gris", Mais j'admire la rose longuement et je lui dis "quelle journée..".
Je ne dis pas "la vie là-bas est la vraie vie mais elle demeure un rêve inaccessible". Mais je dis " La vie ici est possible."
Qui suis-je pour vous dire ce que je vous dis?
J'aurais pu ne pas être moi. J'aurais pu ne pas être ici. J'aurais pu, si je hâtais trop le pas, trébucher et choir.. J'aurais pu si j'abusais de rêvasseries, perdre la mémoire ..
J'ai la chance de pouvoir écouter mon corps et d'apprivoiser sa douleur. Et quelques minutes avant de rendre l'âme j'appelle le docteur. Quelques minutes peuvent suffire pour revivre et leurrer le néant.
Qui suis-je pour leurrer le néant.. ?